Au XVIIIᵉ siècle, dans une Europe en pleine mutation, un port domine tous les autres : Cadix, en Andalousie.
Véritable carrefour du commerce entre l’Europe et les Amériques espagnoles, la ville attire négociants, marins, artisans… et une foule de travailleurs venus de provinces françaises rurales.
Parmi eux, un groupe se démarque par son importance et sa longévité : les Limousins, et plus encore les Corréziens.

C’est cette histoire étonnante, profondément ancrée dans notre territoire, que nous vous proposons de (re)découvrir.
Cadix, un géant du commerce mondial
Dans les années 1700, Cadix est considérée comme « l’entrepôt de l’Europe et des Indes ». De gigantesques navires chargés d’or, d’argent, de cacao, de sucre ou d’indigo y arrivent régulièrement en provenance des Amériques. En retour, la ville exporte tissus, quincaillerie, outils, produits manufacturés vers les colonies espagnoles.
Ce mouvement incessant de marchandises transforme Cadix en une cité cosmopolite et prospère, où se croisent marchands, armateurs, diplomates… et une forte communauté française, très active dans le grand commerce maritime. Mais derrière les négociants connus, une autre France s’installe discrètement.

Une population modeste mais indispensable
Cadix accueille alors des centaines de travailleurs venus du centre de la France. Ils ne sont ni marchands, ni riches armateurs, mais exercent les métiers essentiels au quotidien : porteurs d’eau, boulangers, vendeurs d’huile ou de charbon, cuisiniers, domestiques, garçons de café, faiseurs de chaises …
Des métiers « vils » selon les textes de l’époque, mais absolument indispensables au fonctionnement de la ville. Et dans ces métiers, une population issue du sud du limousin domine très nettement.
Contrairement à ce que l’on imagine, cette migration ne concerne pas tout le Limousin de manière uniforme. Elle vient majoritairement d’un territoire bien précis : la Corrèze. Les villages les plus représentés sont : Beynat, Albussac, Sainte-Fortunade, Dampniat, Lagarde, Pandrignes, Sérilhac, Saint-Paul, Albignac, etc.
Année après année, ces communes voient partir de jeunes hommes, presque toujours célibataires, qui empruntent les routes du sud pour rejoindre l’Andalousie.
Pourquoi eux ? Parce que la Corrèze de l’époque est pauvre. Le sol est difficile, l’économie fragile, les impôts lourds. Les familles ont besoin de revenus complémentaires. Partir travailler quelques années à Cadix devient une stratégie de survie, puis une tradition profondément enracinée.
Des métiers physiques et une réputation de fiabilité
Arrivés à Cadix, les Corréziens se distinguent rapidement. Leur force physique, leur sobriété, leur endurance et leur sérieux leur valent une solide réputation. Les consuls français le répètent dans leurs rapports : « Tous ont une conduite admirable. » « Ils travaillent sans relâche. » « Les Corréziens sont indispensables à Cadix. » Sans eux, la ville manquerait de porteurs d’eau, de boulangers, de cuisiniers, de vendeurs de charbon… Des tâches du quotidien que les habitants locaux, par tradition ou par statut, n’acceptent souvent pas d’accomplir.
Une véritable communauté corrézienne à Cadix
L’émigration n’est pas individuelle : elle est organisée. Les hommes partent en groupe, guidés par un “ancien” qui connaît la route. À Cadix, ils se retrouvent entre gens du même village ou de la même famille. Ils s’organisent en « caisses communes » pour s’entraider. Les “places” — boulangerie, vente d’huile, portage d’eau — se transmettent ou se vendent, comme de véritables fonds de commerce. Cette solidarité, très structurée, fait de Cadix une sorte de “colonie corrézienne” temporaire, active, soudée et discrète.

La vie d’un émigrant corrézien : un cycle entre Cadix et le pays
Le parcours, souvent, se ressemble :
– Départ vers 20–25 ans.
– 3 ou 4 ans de travail dur à Cadix.
– Retour en Corrèze : on apporte des économies, on aide la famille.
– Nouveau départ l’année suivante.
– Ce cycle se répète 4 ou 5 fois, parfois plus.
– Au total, un homme peut passer 12 à 20 ans en Espagne, mais jamais d’une traite. Il garde toujours l’esprit de retour.
Avec l’argent gagné, il peut :
- acheter un domaine,
- payer ses impôts,
- restaurer une maison,
- ou simplement assurer une vie plus confortable à sa famille.
Il rentre définitivement vers 40 ou 50 ans, se marie et s’établit au pays.

Une migration qui soutient les familles en Corrèze
Cette émigration, bien que modeste, a joué un rôle économique majeur dans de nombreuses communes corréziennes. Les sommes envoyées ou rapportées ont permis à des familles entières de tenir, de se développer ou de se relever de périodes difficiles.
Elle a aussi permis :
- de maintenir la démographie locale,
- d’équilibrer les budgets familiaux,
- et parfois de créer de petites prospérités rurales.
Même si cette histoire n’a pas laissé de monuments ni de grandes archives, elle a façonné la vie quotidienne de nos villages pendant plus d’un siècle.
Les Corréziens lors de l’invasion napoléonienne (1808-1812)
Lorsque Napoléon envahit l’Espagne en 1808, Cadix devient l’un des bastions de la résistance espagnole. La ville se retourne aussitôt contre tous les Français présents sur son territoire. Les Corréziens, qui formaient alors l’essentiel des petits métiers de la ville, sont arrêtés, internés ou expulsés. Leurs biens — boulangeries, commerces d’huile ou de charbon, places de porteurs d’eau — sont saisis sans distinction. Beaucoup réussissent à fuir par bateau, mais plusieurs centaines de Français restent prisonniers pendant le siège (1810-1812), dans des conditions très difficiles. Cet épisode met brutalement fin à plus de cent cinquante ans de présence limousine à Cadix : après 1814, la communauté corrézienne ne se reconstituera pas.

Un héritage à redécouvrir
Les Corréziens de Cadix ont longtemps été oubliés. Trop modestes pour entrer dans les livres d’histoire, trop mobiles pour laisser des traces durables, trop discrets pour être célébrés. Pourtant, leur aventure humaine est passionnante. Elle raconte la ténacité d’un territoire confronté aux difficultés. Elle révèle la force de réseaux de solidarité villageoise. Elle inscrit la Corrèze dans une géographie migratoire étonnante, qui relie les hameaux limousins à l’une des plus grandes places commerciales du XVIIIᵉ siècle.
Cadix fut leur monde, mais la Corrèze resta toujours leur maison.
Références :
Je plains de quitter Cadix,
ou la fabuleuse histoire de nos ancêtres du Limousin aux Amériques
de Chantal Sobieniak – Editions Maïade 2013
La colonie française de Cadix au XVIIIe siècle, d’après un document inédit (1777)
de Didier Ozanam
Mélanges de la Casa de Velázquez Année 1968 pp. 259-348
1.650 km à vélo de Beynat à Cadix
« Le périple organisé par le Cyclo randonneur briviste, de Beynat à Cadix à vélo, rappelle les liens existants entre la Corrèze et cette ville espagnole. »
Article dans La Montagne du 13 septembre 2025

